Récit du 13 novembre 2015 (les prénoms ont été modifiés)

-->
« Sur la terrasse, y’a plus de pouls, y’a plus rien. On quadrille et on décale au PMA (Poste Médical Avancé) » a annoncé le capitaine des pompiers de sa voix forte.
            C’est comme ça que je me suis retrouvé à aller de la Belle Equipe au Petit Baïona, pas au restaurant, mais sur le trottoir, devant, avec les autres, les autres hommes, les autres femmes, les autres secours, les forces de l’ordre et du désordre.

            La soirée avait bien commencé au Palais de la Femme, on pratiquait le contact improvisation (danse contemporaine). Et puis ça a pétaradé à 21h32 et les bons gros animaux danseurs gavés de pesanteur se sont éveillés de leur torpeur. Il y a eu confusion, envolée, cris, cavalcade, emballement. La dame de l’accueil ferait mieux de s’asseoir, elle s’essouffle plus vite qu’elle ne parle : « Ils… Ils ont tirés... Ils sont… partis dans une voiture noire… » Rhabillage, chaussures, téléphone, 17, curiosité, inquiétude. Mon âme de ninja urbain se réveille et plutôt que d’attendre au téléphone, je m’avance discrètement sous le porche, voit 3 pompiers et 2 policiers.
            Si les mécontents qui ont tirés veulent revenir, ils tireront sur eux en premier. C’est avec ce pseudo raisonnement que j’endors ma peur et m’avance vers la scène. Je m’approche alors des victimes en y allant croissant. Je vais voir d’abord Stéphane, il a un impact dans le ventre, ça fait mal mais c’est gérable. Aurélie à côté de lui est toute mignonne, mais sa main saigne et on ne pourra pas enlever sa chaussure pour voir où est passée la deuxième balle. Elle est inquiète. En tous les cas, il n’y a pas d’hémorragie, elle est consciente, les blessures sont périphériques. On respire un peu ensemble, ça va mieux, elle décompense et pleure. La douleur revient, les endorphines n’agissent plus comme anesthésiques temporaires. L’effet de sidération suite au choc se dissipe, elle commence à frissonner, ce sont les effets de l’adrénaline qui se manifestent, tout est tristement normal. Je lui explique ça avant de les laisser sous la surveillance de mon ami Vivien. Je vais voir les blessés sur la terrasse, ceux qui n’ont pas été en mesure de marcher après la fusillade.
            Je vois une jeune femme à terre qui se plaint, sa jambe est ouverte et son mollet fait un zigzag, ça fait penser au dessin du 18ème siècle de danseurs de gigue, mais elle est par terre et elle dit qu’elle va mourir. Comme elle est consciente et qu’elle a un garrot qui stoppe l’hémorragie, je me déplace vers les cas encore plus urgents, ceux qui ne peuvent plus appeler à l’aide. Je me retrouve avec Sylvain, il ne peut pas me dire son prénom, mais à côté de lui Sébastien, son ami indemne, lui parle. Un pompier a commencé un massage cardiaque. Il y a un DSA (Défibrillateur Semi-Automatique) sur la table, je le saisis, mets des gants en latex, m’approche, me présente comme secouriste volontaire. Notre binôme travaille bien, la communication est fluide, on se coordonne pour poser l’appareil tout en continuant le massage. Petite déception quand, après avoir arraché le pull et le T-shirt ensanglanté, on s’aperçoit d’un trou dans la poitrine, on ne peut pas poser le DSA à l’endroit prévu. Il faut s’adapter. Le choc électrique de réanimation ne viendra pas.

            « Sur la terrasse, y’a plus de pouls, y’a plus rien. On quadrille et on décale au PMA » a annoncé le capitaine des pompiers avec sa voix forte.
            « Mais si capitaine, dit ma petite voix intérieure, il y a encore 10 personnes qui sont là, ils ont pas fini leur verre, pas fini leur phrase, ils ont pas fini la vie qu’ils avaient envie de vivre… »
            Ils n’on pas non plus eu la mort qu’ils auraient souhaité. Pas avec du verre et du sang partout, pas par terre, pas sur le bitume noir, plutôt que dans un bon lit chaud.
          Je suis en colère par ce qu’a dit le capitaine des pompiers et en colère que les massages prodigués n’aient pas été couronnés de succès comme dans la série Urgence. La vie n’est pas une série américaine. Ah bon ? What else ?

            Alors je vais au PMA, je retrouve Sébastien auprès de Dominique, mais Dominique ne parle pas. Il n’a toujours pas de DSA. Je me sens plus proche de lui après avoir pratiquer un bouche-à-bouche. Même si la nouvelle procédure de réanimation cardiaque ne prévoit que de masser, j’ai besoin d’insuffler de l’air, de la vie. J’aime bien le son que ça fait lorsque l’air sort de ses poumons, les mannequins de la Croix Rouge sont silencieux, tout en plastique, trop artificiel, trop blanc, trop homme, trop musclé, trop brun, trop type caucasien. Dans les séances d’entraînement, ça ne fait aucun bruit. Alors que Dominique, il est choux avec ses grosses lèvres rosées africaines et son torse aux rares poils crépus. Finalement, un pompier qui s’occupe du triage tâte son pouls carotidien et m’ordonne de le déplacer.
            Je pense : « Chouette Dominique, tu vas avoir ton médecin du SAMU pour toi tout seul. » On est encore devant le restaurant et vous connaissez les restaurants parisiens, il faut toujours attendre pour avoir une table. Et bien là, c’est pareil, il faut attendre un peu pour être ressuscité mais comme il fait froid et que le massage a été quasi continu pendant tout ce temps, un bon coup d’adrénaline, de défibrillation et son cœur fera boom. Alors youpi, c’est parti Dom, on te trimbale vers l’arrière du resto, un peu comme un sac à patate, mais c’est pour ton bien, tu vas voir la sortie du tunnel.
            L’endroit où l’on m’envoie n’a rien d’une salle de travail, je découvre progressivement le trottoir de la ruelle derrière, avec quatre corps déjà sous des draps. Mais je ne veux pas que mon Dom, il aille dormir avec les autres. Dom, c’est devenu mon ami, il a les dents un peu en avant et une petite cicatrice au bas ventre, mais il est beau, il a pas l’air de saigner et toutes les fois où j’ai pris son pouls, j’ai cru sentir quelque chose. Ce n’était pas délirant comme rythme cardiaque mais je sentais quelque chose. Et dans la ruelle aussi, j’ai senti quelque chose. Avec toute l’agitation autour, son corps était en permanence un peu bousculé et après encore 5 min de massage j’en arrive à la même conclusion que les pompiers. J’avais emmené un cadavre dans la ruelle. Dommage cher Dominique, Sébastien et moi on est tristes. Mais il y a d’autres gens qui sont là et qui souffrent. Et quand il y a de la souffrance, il y a de l’espoir.

            De nouveau au milieu des victimes, je relève un culot de perfusion qui trainait par terre, le sang commençait à entrer dans le cathéter de la perfusion au lieu de l’inverse. On discute avec la jeune femme assise par terre, une balle au bras, une à la jambe, on respire ensemble, elle a mal, elle vivra. Serre les dents, ça va aller, mais il y a plus grave que toi, je dois y aller, au revoir Mélanie.
            Alors je rentre au Petit Baïona, la terrasse normalement encombrée de tables et de chaises a été vidée, il y a 4 personnes à terre. Et là je revois Lydia qui se plaint toujours. Salut Lydia, ton garrot a tenu le coup et tu as presque terminé de biberonner un culot entier de perfusion, c’est super ! Un infirmier passe parmi nous en demandant si l’on a besoin de quoi que ce soit, façon un peu steward d’Air France. Je lui dis que Lydia reprendra bien un culot de perfusion, elle a une bonne descente.
Tu vois Lydia, ça fait une heure que tu dis que tu as chaud et soif et que c’est la merde, et que les gens sont cons et que ta jambe fracturée n’est pas dans le bon sens et que ton frère aurait pu te sauver en 10 minutes s’il avait été là et que tu vas mourir. Mais tu te trompes.
            Serre les dents Lydia et serre les artères. Tu dis que tu as 5 impacts de balle dans le corps et je te crois. Je crois aussi que tu es la femme la plus courageuse que je connaisse à ne pas hurler de façon incohérente comme le ferai quiconque à ta place.
Le capitaine des pompiers annonce de sa voix forte: « La priorité est qu’on SINUS tout le monde. J’ai les fiches d’évacuation, qui sait qui n’a pas de stylo ? »
            T’endors pas Lydia, j’ai pas envie de te donner des claques pour m’assurer que tu es réactive, mon collègue de la brigade le fait mais tu mérites mieux, je préfère crier quand tu t’endors : « Lydia ! Lydia ! » C’est comme à la chasse à courre, il y a des mots étranges comme tayaut ou hallali. Là c’est « Lydia ! Lydia ! ». Dans notre jargon de ce soir là, ça veut dire que t’as perdu ta jambe, tes amis, ton boulot, tes vacances et ta soirée mais que dans une année tout ira mieux. Les statistiques le disent, en ce vendredi 13, que tu gagnes à l’Euromillions ou termine en fauteuil roulant, dans une année ton niveau de bonheur reviendra à ce qu’il était avant. On ne va pas parler statistiques, déjà que tu as du mal à te souvenir de ton âge et de ton adresse, mais c’est comme ça. Selon cette étude que je lisais, on a l’impression que le gagnant du tirage de vendredi soir est plus chanceux que la victime d’une fusillade mais après un an, la vie aura repris son cours. Bon OK, tu n’iras pas aux Antilles, ni achèteras une Ferrari entre temps, tu feras ton temps à l’hôpital, des mois de rééducation, des séances d’EMDR (thérapie post-traumatique). Tout ça je le sais, mais je ne te le dis pas. Parce que tu parles déjà assez et parce que je suis aussi trop occupé à lire dans tes yeux l’envie de vivre qui se cache sous ce flot de paroles. Alors je t’écoute, on remplit la fiche d’évacuation et on respire aussi. C’est génial Lydia, tu as besoin de très peu pour vivre, un peu d’eau sur le front, quelques tapes sur la joue et d’une oreille attentive.

            « Lydia ! Lydia ! » Il y a le médecin du SAMU qui est là. Bye, bye ton blouson, il le découpe avec des ciseaux tellement affutés qu’on a l’impression que le cuir est du papier. Tu as droit à un examen en bonne et dû forme, un électrocardiogramme et 4 mg de morphine. On est vendredi, il est 22h45, 4 mg de dérivés opiacés, la soirée commence enfin. La Croix Rouge est là pour te brancarder, on est aux petits soins à cinq secouristes pour transporter ton petit corps de 66 kg, ça file tout seul jusqu’à l’ambulance.

            Au revoir Lydia, au revoir princesse, tu es grande maintenant. Tu n’as pas encore 30 ans et tu as déjà vécu le pire jour de ton existence.
            Le reste sera une ballade.